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Une approche de la composition de mélodies

Raphaël Lucas - Janvier 2013

Qu’est-ce qu’implique la mise en musique d'un poème ?


Le célèbre musicologue allemand Carl Dahlaus suggère que, dans le contexte d'un
opéra, "la musique soit le facteur premier qui constitue l'oeuvre d'art et qui la constitue en tant
que drame". Cette affirmation ne semble pas pouvoir pleinement être appliquée au genre
mélodique. En effet, si un livret d'opéra est en général explicitement conçu dans le but d'être
mis en musique, un poème n'est pas nécessairement pensé par son créateur comme une oeuvre
musicale potentielle. Un travail de transformation du matériau poétique source est
nécessairement mis en oeuvre lors du passage du médium poétique au médium musical. C'est
la nature de ce travail, qui peut avoir de multiples facettes, qui va déterminer la distance qui
sépare le poème (ou le recueil dont il est tiré) et la composition qui en est réalisée.


Les compositeurs de chaque époque et chaque sphère culturelle qui ont contribué au
genre mélodique ont apporté des réponses différentes aux problèmes posés par le traitement
des sources poétiques et leur conversion en pièce musicale. Mais d'une manière générale, au
fil de l'histoire du lied et de la mélodie, on peut voir se dessiner un mouvement spécifique au
genre qui semble le définir et lui donner ses caractéristiques propres. Nous pourrions situer
ses prémisses (du moins dans la tradition que nous reconnaissons aujourd'hui) à l'époque
classique. En mettant, par exemple, en musique le magnifique poème de Goethe Das Veichen,
Mozart est un des premiers compositeurs à initier, dans des accents déjà presque Schubertien,
un rapprochement entre son génie musical et une oeuvre purement poétique, qui ne soit pas de
nature religieuse ou dramatique (dans le contexte de la tradition en question, qui mènera
quelques décennies plus tard à l'institution de genre mélodique, bien entendu).


Dès le départ, l'intention est de lier la musique à la poésie en une nouvelle forme
d'unité qui se situerait au point de rencontre entre les deux univers, poétique et musical. Toute
une palette de stratégies s'ouvre alors aux compositeurs afin de réaliser cet équilibre. La plus
simple et la plus évidente d'entre elles consiste à composer simplement un air sur un poème et
à y ajouter un accompagnement, les deux aspects musicaux se bornant donc à favoriser la
diction et à respecter au plus près l'organisation du poème (que se soit au niveau syllabique,
rythmique ou strophique). Cette formule est celle qui rapproche le plus l'art de la mélodie de
la chanson populaire, puisque bien souvent le canevas rythmique et harmonique utilisé pour
composer et accompagner l'air est emprunté à l'idiome folklorique. Elle permet à la fois de
respecter l'intégrité du poème et de rendre la composition directement accessible à la
sensibilité des auditeurs. Nombreux sont les compositeurs de mélodies qui ont exploré cette
formule, que ce soit au XIXème ou au début du XXème siècle, notamment dans un esprit
nationaliste.


Dès le début du XIXème, Schubert fait figure de pionnier en repoussant
considérablement les limites de cette démarche. Dans son fameux Lied Erlkönig, il utilise
tous les outils à sa disposition pour faire imploser le potentiel suggestif du célèbre poème de
Goethe : formules rythmique d'accompagnement évoquant le galop, tension extrême créée par
la répétition rapide des notes, maîtrise absolue de l'utilisation des registres, faisant passer la
partie vocale d'une simple ligne mélodique à un véritable échange interactif entre les
différents protagonistes du poème. Grâce à ce pas en avant, les liens entre les deux
dimensions poétiques et musicales s'intensifient et se complexifient : la musique fait
désormais bien plus qu'accompagner le poème, elle l'illustre, l'habille, lui donne du relief. Du
point de vue formel Schubert, et Schumann après lui, apportent aussi une nouvelle dimension
architecturale à la notion de cycle. En créant, à l'intérieur de leurs propres cycles, des réseaux
de références internes qui se superposent à la singularité et à la concentration expressive de
chaque mélodie, ils unifient le cycle en une super structure qui dépasse le contexte de la
mélodie isolée et donne au genre un cadre poétique et formel à la mesure des autres grandes
formes musicales.


De plus, les révolutions formelles et esthétiques qui s'opèrent durant le XIXème siècle,
autant dans le domaine poétique que musical, vont pousser les compositeurs à innover
toujours plus, à la fois dans l'expressivité et la forme de la mélodie. De ces courants
d'innovations et de développements naîtront de véritables monuments de la musique vocale.
Parmi les exemples les plus marquants on pourrait citer par exemple l'opus 58 de Fauré - les
fameuses Mélodies de Venise de 1891 - sur des poèmes de Verlaine, au raffinement expressif
extrême. Das Lied von der Erde de Mahler offre un exemple extraordinaire de fusion du
genre mélodique et symphonique. Le cycle Shéhérazade de Ravel s'offre en prétexte à un
magnifique tableau orientaliste, tout en couleurs et en raffinement instrumental. On pourrait
encore citer Erwartung, le monodrame de Schoenberg, qui explore dans ses moindres
nuances la psychologie et le ressenti de l'héroïne/narratrice. Les compositeurs explorent donc
à fond les potentialités de la poésie qu'ils mettent en musique en faisant littéralement exploser
son cadre textuel original. La poésie devient donc pour eux prétexte à toutes sortes de
développements, de raffinements, voire d'effusions créatives et une nouvelle synthèse se
créer, qui transcende à la fois l'expression poétique et le pouvoir d’évocation de la musique.


De plus, nombreux sont les compositeurs du XXème siècle à poursuivre le travail créatif et la
recherche d'une expressivité symbiotique entre la poésie et la musique. La nature du genre
mélodique tel qu'il évolua au cours du XIXème siècle se trouve donc à nouveau dilué et
transformée dans de nouvelles révolutions esthétiques et est mis à l'épreuve des diverses
évolutions et ramifications du langage musical qui s'opèrent au cours du XXème siècle.


Par ailleurs, il faut souligner une des particularités de la façon dont s'opèrent les
échanges créatifs entre poésie et musique, qui illustre l'état d'esprit dans lequel les
compositeurs abordent ce travail. En effet, il est intéressant de noter qu'il existe généralement
un décalage temporel entre la création d'une oeuvre poétique et sa mise en musique : le poème
- et le courant dans lequel il s'inscrit - précède bien souvent sa 'mélodie' correspondante de
quelques décennies. A titre d'exemple, on pourrait citer les poèmes du Pierrot lunaire
d'Albert Giraud (1884), qui précèdent de près de 40 ans le Pierrot lunaire de Schoenberg
(1912) et ceux du Marteau sans maître de René Char (1934), antérieurs d'une vingtaine
d'années à leur traitement musical par Boulez (1954). On voit donc qu'à la différence du livret
d'opéra, conçu presque en synchronie avec la musique qui s'y superpose et avec l'intention
d'être suffisamment malléable pour s'adapter aux besoins des compositeurs, le travail sur une
oeuvre poétique semble au contraire induire chez eux un geste réflexif, tenant presque d'une
mise à l'épreuve de leur intuition créative et de sa capacité à se rapprocher du degré
d'expressivité de l'oeuvre mise en musique.


Dès lors, se pose la question de la validité de la démarche qui consiste à imposer un
flot musical à une oeuvre - un poème - qui en lui-même représente déjà l'expression d'un geste
créatif abouti, et qui de plus possède par nature une certaine musicalité. La poésie de García
Lorca offre un exemple particulièrement éclatant de musicalité intrinsèque et d'aboutissement
créatif. Lui-même un pianiste et un compositeur au style raffiné, Lorca fait une brillante
démonstration, au travers de la mise en musique 'folklorique' de certains de ses poèmes sous
la forme de chansons, notamment les Nanas infantiles, du potentiel musical que possède sa
poésie – en plus d'ouvrir une fenêtre fascinante sur l'univers sonore qui habitait certainement
son sens créatif. Au travers de son propre travail de mise en musique, il suggère donc que ce
soit aux compositeurs d'être le plus attentif possible aux qualités intrinsèques des poèmes et
d'en tirer le meilleur parti pour la composition de leurs pièces musicales.


Pourquoi mettre en musique la poésie de García Lorca ?


En engageant la réflexion sur un projet de nouveau cycle de mélodies pour voix et
piano je souhaitais mettre l’accent sur une double intention. Premièrement, rendre hommage à
une certaine esthétique de la mélodie française représentée essentiellement par Fauré et
Debussy. Elle se caractérise notamment par un lien fort d’intimé entre la partie chantée et la
partie instrumentale et par la recherche d’une justesse d’expression qui mette en valeur le
poème, d’où un refus de l’artifice et du geste purement décoratif. Au lieu de céder le pas à une
certaine exubérance décorative ou à la facilité du simple coloriage musical, la musique est
pensée comme un écrin dans lequel le poème se loge et prend vie sans être dénaturé. Je
souhaitais donc composer un cycle de mélodies dans la perspective de cette conception du
genre.


L’autre aspect du projet était d’explorer la thématique du désir. Il s’agissait au départ
d’en présenter un tableau contrasté à travers la musique et la poésie, en regroupant des textes
de poètes provenant d’horizons très éloignés les uns des autres, ceci afin de proposer une sorte
de tour d’horizon culturel et historique de la passion charnelle. Je me dirigeai donc pour
commencer vers un assemblage d’auteurs aussi hétérogène que possible, qui incluait aussi
bien García Lorca que Michel-Ange, Verlaine et Neruda, en incluant même Gainsbourg et la
jeune poétesse française Irène Gayraud, aux textes empreints de sensualité et de profondeur.


Pour autant que chaque texte pris séparément s’intégrait bien dans la ligne conductrice
que j’avais choisie, un problème de cohérence de l’ensemble émergeait peu à peu de ce
dessein. Une impression de confusion ressortait à chaque fois que je tentais de me faire une
idée générale du futur cycle. Cet assortiment de textes était en fait trop hétéroclite pour
qu’aucun d’entre eux ne puisse se détacher et être mis en valeur individuellement. Un peu à la
manière d’un buffet trop garni : à force de goûter à trop de plats aux goûts dépareillés, on
finirait par ne plus en apprécier aucun. De plus, la grande hétérogénéité du matériel poétique
que j’avais choisi allait forcément se refléter sur la composition des mélodies. Dans un esprit
de dialogue entre le texte et la musique, il me semblait inapproprié d’imposer le même
traitement musical à des textes au style et à l’inspiration aussi radicalement distincts les uns
des autres.


Or, d’un point de vue musical il était important que le cycle forme une entité cohérente
et qu’il soit structuré par un réseau d’idées musicales capables de circuler à l’arrière-plan, de
manière à tisser un discours musical à la fois souple et consistant. L’idée d’un assemblage
hétéroclite de textes simplement liés par une thématique commune correspondait donc plus à
l’établissement d’un recueil de mélodies, dans un esprit anecdotique, qu’à la construction
d’un cycle avec un réseau de symétries à différents niveaux, qui rejoindrait l’esprit Fauréen. Il
fallait donc que le choix des textes à mettre en musique permette la réalisation d’un tel réseau
et constitue en soit une forme d’unité.


On peut considérer qu’au regard de l'imposant corpus poétique de García Lorca, qui
compte près de 900 textes, sa poésie reste un matériau relativement peu exploré, malgré le
potentiel extraordinaire qu’il offre aux compositeurs pour réaliser un travail de création
musicale. Pour ne citer qu’une oeuvre parmi les quelques mises en musique que sa production
poétique a inspiré aux compositeurs contemporains, il est intéressant de mentionner l’oeuvre
de l’Américain George Crumb Songs, Drones, and Refrains of Death (1962 – 1970) pour
voix soliste et différents ensembles instrumentaux de chambre, qui présente une mise en
musique de 4 textes de Lorca sous forme de cycle. Crumb emploie lui-même le terme de recréation musicale des poèmes pour expliquer sa démarche de travail créatif. La voix – et par
conséquent le texte – semblent se fondre dans le tissu instrumental. Les vers sont répétés,
presque scandés jusqu’à en perdre leur sens et devenir purement des sons, dans un esprit
proche de la litanie. Son cycle offre des accents presque mahlériens qui rappellent Das Lied
von der Erde ou Kindertotenlieder, tant dans la thématique du cycle que dans la façon dont
sont développées les parties instrumentales, faisant ainsi imploser le cadre exigu et concentré
des poèmes.


La poésie de García Lorca est l’expression d’une sensibilité exacerbée où se
rencontrent, s’entrechoquent et fusionnent les passions les plus extrêmes et contradictoires.
Son univers se situe toujours au plus près des racines de l’âme humaine – la passion, le désir,
la douleur, la mort, etc - tout en s’élevant jusqu’aux plus hauts degrés de contemplation et de
spiritualité. Une de ses caractéristiques est de combiner des images à la tonalité sensuelle, en
relation directe avec l’expérience des sens et la rude simplicité de la vie, avec un contenu
émotionnel complexe et ambivalent dont l’expression s’étend au-delà du domaine du langage
et des images. Son oeuvre poétique constitue un ensemble extrêmement cohérent, tant dans le
style d’écriture que dans les différentes thématiques qui le traversent. L’expression est
limpide, synthétique et sans artifice. Chacun des vers constitue déjà en soit une phrase
musicale potentielle, de par leur rythmique inhérente et l’enchaînement harmonieux des
consonnes. Chaque mot, chaque image trouve naturellement sa place et sa nécessité, aucun
artifice ne vient interrompre la fluidité de l’expression poétique. Cela fait de la poésie de
Lorca un matériau idéal pour un travail de mise en musique – mode d’expression à la fois
organisé, abstrait et spirituel par excellence.


Comment fonctionne le processus de mise en musique des poèmes ?


Le choix des poèmes constitue la première étape – et peut-être la plus essentielle – du
processus de conception du cycle. Comme le fait remarquer Vladimir Jankelevitch à propos
des Mélodies de Venise, le splendide opus 58 de Gabriel Fauré composé sur des poèmes de
Verlaine, "le cycle n'est plus une collection, mais une petite symphonie lyrique où les poèmes
associés composent à leur tour un poème." En passant en revue l’ensemble de l’oeuvre
poétique de Lorca, on est frappé par la richesse et la cohérence de son univers. J’ai donc
choisi six poèmes, extraits de différents recueils, qui permettent à la fois de réaliser une
nouvelle forme d’unité poétique et de mettre en valeur certaines facettes de l’univers poétique
de Lorca. Il s’agît, par ordre chronologique, de Mañana (1918) et Deseo (1920), extraits du
Libro de poemas, deux poèmes extraits du Poema de la Siguiriya gitana (1921), Paisaje et
El silencio, le magnifique poème Verlaine (1921), extrait des Tres retratos con sombra et
enfin Serenata (1925) extrait du cycle Eros con Bastón. Leur composition correspond à la
période de jeunesse et au début de la maturité créatrice de García Lorca.


Deux des thèmes principaux qui circulent – dans son oeuvre en général et dans ses six
poèmes en particulier – sont la nature et le désir. Ce dernier, dans l’univers des premiers
poèmes de Lorca, exprime souvent une sexualité encore nébuleuse, à l’objet mal défini ou
neutre qui évoque l’ardeur de l’adolescent découvrant le désir sans pour autant encore
l’identifier. Ce thème est développé également en plusieurs ramifications liées au corps et à
l’expérience des sens. Le thème de la nature est quant à lui nourri des images de son
Andalousie natale et d’une ambiance typiquement méditerranéenne qui fait bien sûr écho à la
nature de mon Languedoc natal. Dans cette nature, l’eau et les lieux d’eau sont les éléments
centraux qui accompagnent le cadre des poèmes. Ils représentent la nature comme source de
vie et d’inspiration, le lieu où naît l’émotion. L’eau est par ailleurs le thème central de
Mañana. D’autres éléments viennent s’ajouter au tissu thématique de la nature : la végétation,
les oiseaux, les insectes nocturnes sont autant de personnages qui peuplent le décor des
poèmes. En plus de ses deux thématiques, deux autres éléments viennent s’ajouter et
compléter un univers riche en sensations : le son et la musique – qui constituent le cadre
principal de certains poèmes, comme Deseo, Verlaine et El silencio – et, motif plus important
encore, la lumière (et par extension les astres, qui en sont la source). Ce dernier thème donne
l’occasion au poète de faire une démonstration implacable de sa maîtrise du clair-obscur, en
particulier dans Verlaine, hommage à un poète avec lequel García Lorca s’identifiait
grandement. Le motif lumière/obscurité est donc celui qui définit l’ambiance et l’instant des
poèmes, en l’occurrence la nuit et l’aube. Le choix de ces poèmes constitue donc un cycle
nocturne, bien que le titre n’en fasse pas mention.


Le choix de l’ordre des poèmes dans le cycle – Deseo, Serenata, Paisaje, Verlaine, El
silencio, Mañana – représente un double mouvement. Il s’agît à la fois de la représentation du
passage de la nuit vers le jour et du passage du monde terrestre (Deseo, Serenata, Paisaje)
vers un univers immatériel, caractérisé par l’onirisme (Verlaine), l’absence (El silencio) et
l’éternité (Mañana). De ce double mouvement résulte une architecture symétrique du cycle
en deux parties, la première étant constituée des trois premiers poèmes et la deuxième des
trois derniers – qui de plus s’enchaînement sans interruption. Le choix du type de voix – un
baryton placé assez haut – est quant à lui motivé par l’intention de souligner l’homo érotisme
latent qui circule dans la poésie de Lorca. La tessiture haute est pensée afin de générer une
grande tension expressive, tout en conservant la couleur virile et la densité de timbre de la
voix de baryton. De nombreux ossias permettent cependant de réduire l’ambitus grave du
cycle, et ainsi à un ténor de pouvoir aborder le cycle.


Le processus de composition propre de la musique s’effectue un peu à la manière dont
on réalise un contrepoint autour d’un cantus firmus, à la différence que le poème ne sert pas
uniquement de guide pour la réalisation de la partie musicale car ce dernier reste une matière
malléable avec laquelle le compositeur engage un dialogue au travers de la musique qu’il
propose. L’analyse préalable du poème, qu’elle soit psychologique, symbolique, structurelle
ou syllabique, par exemple, permet de définir le cadre et d’établir les règles qui mèneront à la
réalisation de la mélodie en devenir. C’est donc le langage du compositeur qui se confronte à
celui du poète. La mélodie, en tant que composition musicale, résulte donc grandement de
l’interprétation personnelle que fait le compositeur du contenu du poème.


La mise en musique de la partie vocale s’effectue par une lecture préalable du texte qui
permet en premier lieu d’identifier le rythme naturel des mots et de leur enchaînement. Ce
rythme est ensuite transcrit en notation musicale. L’analyse de l’organisation vocalique et du
contenu expressif du texte permet ensuite à une certaine vocalisation des mots de se dessiner,
puis par un travail d’affinage de devenir une ligne mélodique destinée à être chantée. Une des
particularités de la mélodie, en tant que ramification vocale de la musique de chambre,
impose au chanteur de tendre vers la plus grande clarté d’expression possible. Par conséquent,
la précision de l’exécution du rythme en tant que reflet de la rythmique intrinsèque du poème
devient un aspect essentiel de l’exécution d’une mélodie, au même titre que la clarté de la
prononciation et la justesse des tons.


La réalisation de la partie instrumentale dépend de la démarche choisie par le
compositeur pour mettre en musique le poème et se nourrit quant à elle de toute la matière
qu’il offre au-delà du domaine sémantique. Ceci nous renvoie donc au questionnement initial
sur la nature de ce processus et sur le spectre de potentialités qu’il offre. En tant que fervent
amateur et pratiquant de photographie, j’emploierai donc une métaphore photographique pour
tenter d’expliquer ma méthode de mise en musique des textes de Lorca. Le poème reste le
sujet principal de la composition, mais il est comme photographié et placé dans un contexte –
la mise en musique – créé de toute pièce pour lui servir de cadre et le mettre en valeur. Bien
entendu, cette approche laisse la voie ouverte à de nombreuses possibilités de composition,
mais elle illustre bien la place centrale qu’occupe le poème dans le processus.


Afin de tenter de mettre un peu plus en lumière cet aspect du travail de composition
d’une mélodie, on pourrait ajouter qu’un certain nombre de décisions importantes sont en
général prises en amont de la composition de l’accompagnement. Ces décisions concernent le
concept général qui définit la nature, le style et la teneur du futur cadre musical. Quelques
fois, une section particulière du poème va appeler une couleur ou un geste musical particulier,
qui serviront alors par exemple de matériau de base sur lequel se tissera le reste du discours.
De la même façon que la ligne vocale, le cadre instrumental prend forme par un processus
d’affinage et de développement d’idées qui au départ ont un contour flou ou simplement une
portée locale, et qui petit à petit sont travaillées pour en améliorer à la fois la définition et la
consistance par rapport à l’ensemble du discours. Une méthode de composition simplement
linéaire serait difficilement envisageable dans le contexte d’une mise en musique de ce type,
pour deux raisons. Premièrement, dans la mesure où chaque mélodie représente son propre
univers concentré sur lui-même, il doit nécessairement y avoir une certaine circulation des
idées musicales à l’intérieur même de la pièce. Bien que leur développement présente une
apparence linéaire – de par la nature de la musique qui se déroule dans une dimension
temporelle, au contraire de la photographie qui existe dans une dimension visuelle et dont la
composition apparaît donc instantanément – ces idées doivent dialoguer à l’intérieur même de
la pièce et se lier les unes aux autres afin de tisser un matériau musical à la fois cohérent et
varié. En deuxième lieu, il est intéressant de pouvoir tirer partie du potentiel qu’offre le réseau
de thématiques communes qui circulent à travers les poèmes afin de structurer l’architecture
musicale du cycle. Chaque résurgence d’un champ sémantique donné offre une opportunité
pour concentrer le matériau musical du cycle en général autour d’un noyau d’idées aussi
restreint que possible. Ceci implique donc un mouvement constant de va et vient entre le
concept général du cycle et la réalisation des détails qui en forme le tissu. Ainsi, bien que
chaque mélodie possède sa propre identité musicale, elles tirent toutes leur matériau de base
de la matière générale qui constitue le cycle.


Deseo ouvre le cycle sur le poème le plus intensément passionnel des six. L’ostinato
en trochée qui traverse tout l’accompagnement de la mélodie représente l’expression musicale
de l’état de tension qui caractérise le désir. La mélodie s’articule autour de deux sections.
Durant la première, la tension s’accumule jusqu’au paroxysme sous les mots "…miradas
rotas.". Puis la seconde section correspond à la libération de la tension accumulée, jusqu’à
terminer dans un état quasi-contemplatif. Un certain nombre d’idées musicales constitutives y
sont exposées, notamment au niveau de la hiérarchie intervallique (prévalence des intervalles
de seconde mineure et quarte juste) et du matériau harmonique (prédominance de l’accord de
13ème , système de modulations basé sur une échelle octatonique).


Serenata est construite dans un esprit assez traditionnel, avec une forme en trois
parties A-B-A’ et une mise en musique descriptive, qui accompagne la scène créée par Lorca
en hommage à Lope de Vega. Autant la partie vocale que l’accompagnement tendent vers la
fluidité et l’évocation des mouvements de l’eau.


Dans Paisaje, le discours musical de l’accompagnement est organisé autour d’un
ostinato de notes lentes et régulières sensé évoquer les étoiles scintillant dans le ciel nocturne
d’un champ d’olivier. Une série composée de neuf notes sert de matériau de base à la
réalisation de tout l’accompagnement, bien que la partie chantée soit quant à elle librement
composée. Alors que le désir et la sensualité habitent pleinement les deux premières mélodies,
celle-ci présente un univers musical plus abstrait et fortement contrasté dans lequel l’Homme
n’est présent que comme un vague souvenir, presque déjà une ombre.


Verlaine s’inspire plus directement de la mélodie fauréènne, en reprenant certaines
formules d’accompagnement et certaines tournures harmoniques caractéristiques, et
également en créant une distinction plus marquée entre la voix et le piano. Lorca évoque dans
son poème un geste inaccompli, tel le souvenir encore tiède et nostalgique d’une vie qui a déjà
passé, et il décrit une situation irréelle, la nuit en plein jour – ou l’inverse – qui évoque un
monde qui n’est plus terrestre.


El silencio représente cette prise de conscience et l’angoisse qu’elle procure. A l’appel
au secours du protagoniste, ne répond que son propre écho ou de vagues impressions
impossibles à définir. Pourtant en s’évanouissant dans le néant, la douleur s’apaise et
Mañana, construit autour d’un ostinato iso rythmique sur un La bémol qui représente
l’éternelle goutte d’eau, évoque à la fois les réminiscences d’un monde qui a cessé d’exister et
la continuité du temps qui passe et qui transforme tout.


Sète, 3 janvier 2013.

Publié en espagnol dans le numéro de janvier 2013

de la revue 'L'orfeo', éditée par Iván Martínez (Mexique)

http://nueva.lorfeo.org/

Raphaël Lucas

COMPOSER



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